Les Faits d'Armes, Ecrits, Récits

Les Faits d'Armes, Ecrits, Récits

Petit hommage à une grande dame, Edmonde CHARLES-ROUX par Valéry CHAVAROCHE
23-07-2016

article publié par Valéry CHAVAROCHE, membre de l’association Mémoire Vive de la Résistance, 

dans « La Victoire aixoise », magazine du Lycée militaire d’Aix-en-Provence,

numéro 57, 2e trimestre 2016, reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur )


 

Il importe de  saluer  le souvenir de madame Edmonde Charles-Roux, décédée le 20 janvier 2016 à Gardanne, à  l’âge de 95 ans, et la contribution très importante qu’elle apporta à la perpétuation de la mémoire vive de la Résistance

Ayant eu le plaisir  de la côtoyer au conseil d’administration du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence , je lui avais proposé de témoigner devant les élèves du Lycée militaire d’Aix-en-Provence ( LMA)  . Sensible au souvenir du maréchal Lyautey, ami de son père, dont le Lycée militaire  cultive toujours la mémoire, elle me fit l’honneur  d’accepter  mon invitation pour le vendredi 14 mars 2008, m’adressant par écrit ses instructions quasi militaires. Elle me fit aussi  l’amitié de me convier  dans sa maison de la campagne aixoise, Terre des Maurély, à Saint-Antonin-sur-Bayon, face à la montagne abrupte de la  Sainte-Victoire, ce lieu où souffle l’esprit, comme l’écrit magnifiquement Maurice Barrès dans une page d’anthologie de « La Colline inspirée ».

En route pour Aix, nous échangeâmes force citations. J’évoquais le pilote Roland Garros écrivant : «  Au bord de  ma Méditerranée familière, dans cette beauté ruisselante de lumière, vivre est une volupté… ». Elle me rappela, comme en écho, les mots de Romain Gary : « Chère Méditerranée ! Que ta sagesse latine, si douce à la vie, me fut donc clémente et amicale… » Nous devisâmes des mérites comparés d’Eric Tabarly et d’Alain Colas, cher à son cœur de passionnée de voile.

Edmonde avait été accueillie avec tous les hommages, au Lycée militaire d’Aix , par le colonel Jean-Luc Padovani, chef de corps, passé par le 9e régiment de chasseurs parachutistes, Sylvie Kremer, proviseur, et Patrick Brèthes, professeur d’histoire-géographie, avant un déjeuner avec des élèves de premières,  puis un grand  débat dans la salle de cinéma.

Sensible à la belle devise de cet  établissement ( «  Bien s’instruire pour mieux servir »), Edmonde,  toujours fidèle au mot de Kafka, «  Vivre, c’est dire non »,  avait exhorté les élèves à ne jamais baisser les bras pour ne pas laisser s’installer le pire et le mal, à apprendre toujours mieux et davantage :

«  La jeunesse est le but de ma venue. Dans la vie, le train ne passe jamais deux fois. Mesurez la chance que vous avez d’étudier dans ce lycée militaire . Ne passez pas votretemps à écouter des chanteurs qui miaulent, ou à errer sur Internet. Soyez toujours  prêts à défendre votre pays. Même si les figures exemplaires ne paraissent plus être à la mode, inspirez-vous des héros de la France Libre et de la Résistance qui volent comme des anges… »

 Elle  les incita aussi à retrousser les manches et à renouer avec la grande force du patriotisme républicain, elle qui, formée à l’Hôtel-Dieu à Marseille, infirmière engagée volontaire en 1939, fut blessée à Verdun en portant secours à des légionnaires du célèbre 11e Régiment étranger d’infanterie. Décorée, pour cet acte de bravoure et de dévouement,  de la Croix de guerre, Edmonde resta toujours très attachée à cette unité dont elle présidait  la cérémonie du souvenir, chaque année, à Trets (Bouches-du-Rhône), tout comme elle était fidèle à la commémoration annuelle de la bataille de Camerone, chaque 30 avril, en la « Maison mère »  de la Légion à Aubagne.

De retour  à Marseille, son grand-père, Charles Gounelle, grand industriel savonnier, lui lance : «  Cette médaille, c’est bien ; mais gagner la guerre, c’eût été mieux… » Dans sa famille, il était dans l’ordre des choses de faire son devoir. Son père, l’ambassadeur Jules Charles-Roux, démissionnera dès octobre 1940. Pourtant, au dire d’Edmonde, « la bourgeoisie marseillaise était pétainiste… » On pensa aux réflexions désabusées  du général de Gaulle, souvent citées aux étudiants aixois par l’éminent professeur de droit constitutionnel  Joël-Benoît d’Onorio,  directeur de l’Institut Portalis, passionnément gaulliste et résolument gaullien  : «  Que voulez-vous, Debré, on ne peut pas gagner toutes les batailles. Nous avons vaincu Vichy, nous avons vaincu l’OAS, nous avons vaincu la chienlit, mais nous n’avons pas réussi à rendre les bourgeois nationaux. »

Tête brûlée, Edmonde se rapproche de la Résistance armée , dans le réseau Brutus. Elle évoqua aussi  la Résistance humanitaire d’aide et de sauvetage de la comtesse Lily Pastré, dans le château du parc marseillais  de Montredon,  et la belle figure de l’intellectuel et journaliste Varian Fry, «  un homme d’une grande intelligence, timide, d’une grande gentillesse ; en général, tous les grands le sont… »  : d’août 1940 à octobre 1941, à Marseille, ville refuge et première capitale de la Résistance avant Lyon et Paris ,  avec son Centre américain  de secours, il sauva plus de 2000 antinazis et Juifs, dont  nombre d’intellectuels, écrivains et  artistes. Le général de Gaulle remédia à l’ingratitude dont Varian Fry fut  victime, décrétant qu’il  fût  décoré de la Légion d’honneur, ce qui advint  le 13 septembre 1967, au Consulat français de New York, quelques mois avant sa mort. Gaston Defferre fut l’avocat de Varian Fry, expulsé par Vichy :

«  Gaston entra en Résistance en janvier 1941. C’est la particularité que j’ai admirée le plus en lui », nous confia-t-elle.

Edmonde se souvint aussi avec précision des combats de la libération de Marseille, vécus dans une clinique clandestine de la rue Espérandieu, desservant le secteur des barricades tenues par les Francs-Tireurs partisans, communistes :

«  J’y soignais les blessés du soulèvement, parfois des adolescents, dans de très bonnes conditions médicales, avec d’excellents médecins, jusqu’au jour où est arrivé un personnage qui m’a paru mythique par sa tenue de goumier, sur une Jeep très personnalisée avec des peaux de moutons sur les sièges,  un type de véhicule que nous n’avions encore jamais vu. Il m’a dit :  je viens vous chercher de la part du général de Lattre de Tassigny  ( que mon frère, Jean Charles-Roux, futur prêtre rosminien,  connaissait) .  Le général  de Lattre est aux portes de Marseille. Vous avez rendez-vous, à Luminy, dans le massif de Marseilleveyre,  avec le général Augustin Guillaume, commandant des goumiers marocains de la 3e Division d’infanterie algérienne, ami du général de Lattre. J’ai retrouvé de Lattre  à l’hôtel du Roy René à  Aix, libérée le 21 août par la 3e Division américaine et la Résistance. Je me suis donc engagée  dans l’Armée B, la future Première Armée française. J’ai été versée au cabinet du général de Lattre où j’ai retrouvé une femme  fantastique, une fille de diplomate comme moi, Monique Villemain. Son père avait été tué dans les Ardennes en 1916, quelques mois avant sa naissance. Sa mère avait épousé en secondes noces l’ambassadeur Pierre Lafond, à qui Monique  vouait une adoration. Nous avons partagé la même chambre avec elle  durant toute la campagne de France et d’Allemagne. Elle allait devenir l’épouse de Pierre Guillaumat, ancien élève  du Prytanée militaire de La Flèche,  polytechnicien, agent du BCRA, futur grand  Ministre, notamment  des Armées,  du général de Gaulle. J’ai eu la chance de tomber sur des hommes exceptionnels, et, on peut le dire, féministes.  J’ai servi aussi comme infirmière et assistante sociale de la 5e Division blindée du général Henri de Vernejoul. A la tête de ces unités se trouvaient notamment  le 1er Régiment étranger de cavalerie et une unité portée, le légendaire Régiment de marche de la Légion étrangère (RMLE)… » Edmonde s’efforça  à ce poste d’améliorer les conditions de vie des légionnaires. A nouveau blessée lors de l’entrée en Autriche, elle est distinguée par une seconde  citation sur sa croix de guerre.

Edmonde  n’avait  donc pu assister à la visite du général de Gaulle  à Marseille, le 15 septembre 1944. Place de la Préfecture , le Général s’était exprimé en ces termes : «  Marseille libre, Marseille glorieuse, Marseille qui sort de ses douleurs, qui apparaît dans sa fierté et dans son espérance. Voilà ce que vous êtes, tous et toutes, ici rassemblés, la très grande, la très noble, la très brave ville française… »

 Fière d’être également  Marseillaise, elle aimait à rappeler que le Général reviendra dans la cité phocéenne, notamment le 29 septembre 1958, prenant la parole au même endroit, avec derrière lui,  le maire de Marseille, Gaston Defferre : «  Il y a entre Marseille et celui qui vous parle des liens qui sont pour moi inoubliables. Je me souviens des jours dramatiques, historiques et pourtant glorieux où j’eus l’honneur de me trouver dans cette cité encore encombrée de toutes les traces de la bataille, et même des destructions précédentes, des grands combats, au milieu d’une population qui avait tant souffert et qui cependant manifestait de la manière la plus ardente sa foi et son espérance. Et maintenant, j’ai rejoint Marseille, cette ville splendide, cette ville unique ; je la revois rebâtie, nombreuse, et j’ose dire, enthousiaste ; et enthousiaste pour quoi :  pour l’avenir, pour le destin de la patrie… »

Elevée au  grade de légionnaire de 1ère classe en 1945 au titre du RMLE, Edmonde fut pour beaucoup dans l’installation de la Légion étrangère à Aubagne et dans l’aménagement du Centre des permissionnaires de la Malmousque à Marseille. Elle se dévoua tant et plus, durant  65 ans,  auprès des légionnaires les plus nécessiteux, apportant aussi sa contribution financière aux travaux d’extension du Musée de la Légion, inauguré par Jean-Yves Le Drian, Ministre de la Défense, le 30 avril  2013, pour le 150e anniversaire de Camerone.

Le 2 juillet 2007, au quartier Viénot à  Aubagne, entourée d’enfants et d’adolescents , elle fut promue à la distinction de caporal d’honneur de la Légion. Le général Louis  Pichot de Champfleury, Commandant la Légion, lui remit ses insignes de grade. Visionnaire,  Edmonde se plut, à Aix aussi, à mettre en exergue «  les fabuleuses facultés d’intégration et même d’assimilation de la Légion, en une époque où les flux migratoires s’amplifient et où les racines  des hommes et des femmes partent en charpie. Fort heureusement, la Légion immortelle, cette institution remarquable, est là… » Nous avons alors repensé ensemble à ce qu’écrivait le général d’armée Jean Lagarde, Chef d’état-major de l’Armée de Terre de 1975 à 1980,  sachant trouver les mots justes après une critique de la Légion  au cours de l’émission « Un journal, un événement », sur France 3, le 31 mars 1977 : «  Il a toujours existé et il existe encore, de par le monde, des hommes qui sont à la recherche d’une Patrie, d’une régénération personnelle, à la suite de difficultés sentimentales – pourquoi en sourire ?- , politiques ou personnelles,  secrètes, mystérieuses, et qui ont besoin de se replacer sur orbite. Ils choisissent pour voie préférentielle celle de l’austérité, de  la sévérité, de la rigueur, du dévouement gratuit : la Légion. Récemment encore, les légionnaires avaient l’orgueil de dire qu’ils n’étaient sans doute par Français par le sang reçu, mais qu’ils l’étaient par le sang versé. Voilà à  quoi sert la Légion, mais elle sert aussi à donner  à ceux qui n’en ont pas une Patrie, une famille, des amis, de l’espoir et une dernière chance. »

A l’issue de cette heureuse et profonde rencontre au Lycée militaire, j’avais raccompagné Edmonde dans sa thébaïde de la Sainte-Victoire, enveloppée d’une superbe austérité ; elle souhaitait se remettre sans délai  à sa table de travail, convaincue que le secret des âmes fortes réside dans la capacité à résister sans répit et à se contraindre sans peine.

Lors de ses  obsèques , célébrées par Monseigneur  Jean-Marc Aveline et le père Alain Ottonello ,  le samedi 23 janvier, en la cathédrale de la Major,  sur le front de mer de la Joliette  à Marseille, un détachement de képis blancs présenta les armes, sur fond de  sonnerie « Aux morts », et avant « la Marche de la Légion », face au cercueil drapé des couleurs nationales de cette  grande dame qui n’a jamais baissé la garde. Elle  aura apprécié à sa juste valeur ce respect scrupuleux du Code d’honneur du légionnaire : «  Tu n’abandonnes jamais ni tes morts, ni tes blessés, ni tes armes… »

« Une époque met les voiles. Quelque chose de rare et de sympathique s’éloigne de nous. Etre à la fois directrice du magazine  Vogue et caporal de la Légion étrangère, c’est un court-circuit assez rare… »,avait joliment lancé Régis Debray, très affecté et aussi fidèle à Edmonde qu’il le fut au Général dans son  essai « A demain de Gaulle ».

Dans notre société repue de consommation, Edmonde rappelait inlassablement  qu’il faut toujours une participation active de tous pour transmettre un élan social et surtout  un volontarisme patriotique. A ses yeux, une offre de culture d’excellence accessible à chacun  était également l’une des conditions de cet indispensable engagement civique pour que  jamais, l’Histoire ne devienne ce qu’Hegel appelait « le grand abattoir »  : «  à travers la pensée, la création, qui est une forme de Résistance, l’individu se réalise, pense et transforme le monde », aimait-elle à répéter… Elle incita les élèves du Lycée militaire  à  être parties prenantes du Prix Goncourt des lycéens qu’elle avait encouragé dès sa création en 1988,  et à s’approprier le mot d’ordre du poète de la Résistance en Haute Provence , René Char : «  La culture est un legs qui n’est précédé d’aucun testament… »  Edmonde était pour beaucoup dans la promotion si méritée de Marseille, en 2013,  au rang de Capitale européenne de la culture.

Native de Neuilly-sur-Seine mais farouchement méridionale, aussi à l’aise dans son arrondissement  chic de la rue des Saints-Pères à Paris que dans son perchoir de la rue Neuve-Sainte-Catherine, à deux  encablures du Vieux-Port de Marseille,  inconditionnelle de l’humoriste Gad Elmaleh et du groupe IAM, supportrice de l’OM et présidente d’honneur du Festival  d’Aix, égérie de Louis Aragon et liée d’amitié avec Maurice Druon, passionnée par les arts de la  mode et habituée de la Fête de l’Humanité, Edmonde a toujours choisi les sommets, moins encombrés , de préférence à la droite ou à la gauche, repères trop conventionnels dans une géométrie plane. Elle avait la faculté d’agréger toutes celles et ceux attachés à  bâtir ensemble les conditions d’un redressement  national.

Biographe d’Isabelle Eberhardt, Edmonde était inspirée, corps et âme, par les mots dédiés  à cette infatigable voyageuse par le futur maréchal Lyautey :

 «  Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché, et qui passe à travers la vie, aussi libérée de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal ! »

Dans une période féconde en massacres et en horreurs, que  l’avenir nous prodigue  le bonheur  toujours renouvelé de nous souvenir, souventes fois,  des hauts faits d’armes, des exploits et des moments heureux de la vie d’Edmonde, de sa haute conception de la  France, une bien jolie France  « mère des arts, des  armes et des lois »,  et de ce qui constitue sa grandeur, à savoir son histoire, sa littérature  et sa culture.

Chère Madame Edmonde Charles-Roux,  comme le chantent vos frères d’armes  en souvenir des héros de Camerone : «  Dormez en paix dans  votre tombeau ». Qu’il en soit ainsi, pour vous aussi, femme modèle,  au cimetière Saint-Pierre de Marseille, aux côtés de Gaston Defferre,  « l’homme de Marseille » et de votre  si singulière épopée terrestre.

    Valéry CHAVAROCHE 



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