Mission dangereuse
Voici le récit d’une mission confiée à la compagnie André pour un approvisionnement en tabac.
On est le jeudi 20 juillet 1944, la veille la compagnie André a reçu l'ordre de former un groupe de combat pour la protection d'une mission éloignée.
Le lieutenant André me demande de me rendre à 4h1/2 du matin à la gare de Cœuson, poste de garde principal du maquis.
C'est à ce moment seulement que je reçois mon ordre de mission.
Je dois accompagner le lieutenant Lefaure (Jean Lebaudy) et assurer la protection d'une opération. On met à ma disposition un groupe armé de la compagnie André qui comprend notamment un fusil-mitrailleur. Mes hommes et moi, nous montons sur le plateau d'un camion et nous nous installons sur des sacs de pommes de terre. Le lieutenant Lefaure est dans la cabine du camion à côté du conducteur.
Il fait beau ; le soleil nous réchauffe. Nous roulons en direction de la Bourgogne.
Bien sûr, nous ne connaissons pas notre lieu d'arrivée. Nous traversons Saulieu. Nous sommes aux aguets car à tout moment nous risquons de croiser un convoi allemand ou d'être arrêtés par un barrage de la feldgendarmerie. Heureusement, bien que nous circulions sur de grandes routes, nous arrivons à bon port.
Dans un bois, nous trouvons un maquis, but de notre expédition. Nous sommes accueillis chaleureusement avec une boisson chaude, du pain et de quoi manger. Le lieutenant Lefaure s'entretient avec les chefs du maquis. On met en route l'opération prévue.
C’est une opération de troc, on décharge nos sacs de pommes de terre et en contrepartie nous recevons du blé, du bon blé pour le pain. On empile les sacs de blé sur le plateau du camion et on attache les ridelles de chaque côté et à l'arrière du véhicule. Pendant le retour vers Montsauche, nous faisons halte à l'entrée d'un faubourg de Saulieu. Le groupe se met en position de tir car les habitants nous apprennent qu'il y a des Allemands en ville. Nous devons éventuellement les neutraliser car le lieutenant Lefaure doit se déplacer seul avec le camion. On ne connaît pas le but de son départ momentané.
Bien sûr, la venue d'un groupe de maquisards en armes attire les badauds.
Le fusil mitrailleur est mis en position, prêt à tirer si un ennemi apparait. Les curieux nous posent des problèmes car ils se placent directement dans l'axe de tir. Si nous devons tirer, nous risquons de tuer tous ces civils.
Toutes nos recommandations pour les éloigner de la route restent vaines. Après bien des palabres, nous obtenons qu'ils se placent derrière nous. Ainsi, s'ils se font tuer durant une escarmouche, ils ne seront pas morts par nos balles. Heureusement pour eux et pour nous, aucun Allemand n'apparait. Le lieutenant Lefaure revient vers nous avec un deuxième camion, réquisitionné avec son chargement de farine. Nous montons sur le premier, en tête de ce petit convoi, bien installés sur les sacs de blé. Retour au maquis, sans mauvaises rencontres.
Mission accomplie : le maquis BERNARD aura du blé et de la farine pour le pain.
Par le biais du récit de cette opération en Bourgogne, on voit le parcours du blé et les opérations successives qui permettront de faire du pain pour le maquis BERNARD et par conséquent pour la compagnie ANDRÉ. Le blé procuré en Bourgogne, le blé dur du Morvan et du Nivernais, est livré aux moulins qui le transforment en farine et en son destiné au bétail.
Il y a dans le Morvan un nombre important de moulins installés au bord des rivières. La puissance nécessaire au fonctionnement des machines est fournie par la force de l'eau. On dérive une partie de l'eau dans un canal étroit qui active une roue à aubes. La force obtenue par cette roue à aubes est transmise par des engrenages et des courroies à chaque machine. D'abord une meule de pierre qui Broye et écrase les grains, la bluterie qui sépare la farine du son, grâce à des tamis successifs plus ou moins fins. Selon le taux de blutage, on obtenait de la farine blanche ou des farines complètes comprenant un certain pourcentage de son.
Durant la guerre, on ajoute au blé du maïs et autres graines destinées au bétail. Le maïs pèse lourd et empêche la pâte de lever. Bien sûr, les cultivateurs et particuliers qui se procurent du blé le confient aux meuniers et obtiennent une farine de belle qualité.
Les moulins ruraux ont une capacité de production relativement modeste. De plus, les meuniers sont surveillés par les fonctionnaires des services chargés d'assurer le ravitaillement des villes par réquisitions. Le blé livré par le maquis BERNARD passe en dehors des contingents officiels, aussi pour fournir les besoins du maquis, faut-il s'adresser aux nombreux moulins du coin.
En voici quelques-uns :
- le moulin de Savault exploité par Henri Roquelle,
- le moulin de Marnay à Alligny-en-Morvan, exploité par M. Branlard,
- le moulin Caillot à Gouloux exploité par M. Guilleminot,
- le moulin de Savelot,
- le moulin Chicot, au pied du maquis BERNARD, était en activité mais ne produisait que de la farine pour animaux.
La plupart des moulins de la région livrent des farines aux différents maquis.
Par exemple, le moulin d'Heugnie-sur-l'Yonne à Corbigny. L’exploitant est M. Perraudin, le propriétaire le comte Jean de Nadaillac, qui soutient la Résistance et les maquis. Dans son château de Chitry-les-Mines, a lieu le 26 juin 1944, une rencontre des responsables de la Résistance pour mettre en place des mesures permettant une coordination des efforts contre l'occupant dans le Morvan.
À notre connaissance, un seul moulin fait exception. Son meunier, avide d'argent, pratique en grand le marché noir. Il a reçu un premier avertissement par écrit mais n’en tient pas compte. Le groupe dit « maquis des Fiotes » veut le sanctionner et neutraliser l'activité du moulin. Il s'agit d'une opération punitive pour détruire le rouet de fosse. C’est-à-dire rendre inutilisable l'organe de transmission de la force nécessaire au fonctionnement des machines.
Une première expédition se termine par un échec. En effet, nos jeunes artificiers n'ont pas choisi la bonne charge d'explosifs. Elle ne suffit pas à détruire le mécanisme de transmission.
Pour la deuxième expédition, le groupe a augmenté de façon inconsidérée la charge d'explosif, résultat, le moulin est entièrement détruit par le feu. Après la guerre, le meunier sera indemnisé pour la destruction de son moulin. Petite précision : le groupe qui a procédé aux représailles contre ce meunier n'appartient pas au maquis BERNARD.
Bernardn'a qu'un ennemi à abattre, c'est l'occupant. C'est pourquoi dans le Morvan il n'y a pas eu de massacres de civils comme cela s'est passé dans certaines régions.
Précisons pour nos jeunes lecteurs qu'après la guerre, les petits moulins au bord de l'eau ont cessé de fonctionner. La puissance nécessaire a été fournie par des moteurs électriques. En 2006, les moulins de campagne ont été remplacés par des minoteries capables à elles seules de traiter des millions de quintaux de blé chaque année.
Dans les bois, il est impossible de préparer du pain. Aussi fait-on appel aux fermiers de Cœuson et Savelot. Dans chaque village, dans les bâtiments des fermes, il y a un ou plusieurs fours à pain. Des boulangers venus du maquis préparent la pâte. D'abord on mélange l'eau, la farine, le sel et le levain dans un pétrin. La pâte est mise au repos pour qu’elle lève. On retravaille à nouveau légèrement, puis on la coupe la pâte pour former des boules que l'on enfourne dans le four à bois. Le pain est doré, il sent bon.
SECTION ANDRÉ
jeudi 6 juillet 1944,Le camp s’organise. C’est un autre mode de vie que nous menons dans les bois. Alors, on s'organise. Sous la tente, sous la pluie ou sous le soleil, chacun retrouve ses habitudes et ses petites manies en fonction de son caractère et de son tempérament.
L'emploi du temps varie chaque jour en fonction des circonstances et il faut satisfaire à divers impératifs, tels que la pelure des légumes. À tour de rôle, chaque groupe est mis à la disposition du chef de cuisine, Louis Roumier, dit Pipite qui est commis bouché dans une boucherie de Clameçy.
Chaque jour, il faut organiser l'arrivée des nouveaux venus, les événements imprévus et les ordres de l'État-major départemental pour des missions extérieures.
Il y a chaque jour des obligations, des corvées, des gestes de tous les jours, un cérémonial, des gardes...
*
* *
La toilette
Chaque matin, avant ou après le petit-déjeuner, séance de toilette.
Bien sûr, pas de lavabo, pas de douche, pas d'eau courante, un simple filet d'eau qui coule d'une petite source, à flanc d'un terrain pentu. Une petite cuvette aménagée recueille cette eau, potable suivant les avis d'un laboratoire. Elle sert pour la boisson et la cuisine. Le surplus s'écoule et forme un petit ru qui remplit un second bassin creusé à même le sol pour permettre la toilette et la lessive. Chacun lave son linge personnel.
Pour certains, la toilette est sommaire. D'autres au contraire, très courageux se déshabillent complètement et, tout nus, se lavent du haut en bas malgré une eau toujours glacée. Le rasoir électrique n'existe pas à cette époque. Certains utilisent encore un rasoir muni d'une lame effilée qu'on doit affuter régulièrement. Dans le langage courant, on l'appelle un « coupe-choux ». On s’enduit le visage avec un savon à barbe puis, avec un blaireau, on fait mousser sur la peau. On est tout couvert d'une mousse blanche qui ramolli les poils de la barbe. Un miroir attaché à un arbre qui permet de se raser et de vérifier le résultat. Le « coupe-choux » rase beaucoup mieux que tout autre mais il faut que la lame soit bien affûtée sur une pierre et une lanière de cuir. Il faut également une bonne maîtrise du rasoir sinon on risque de se couper.
Le rasoir mécanique est plus pratique. La lame, en acier extrafin, est jetable. On l’utilise tant qu'elle coupe correctement puis on la jette et on en met une nouvelle. Les risques de coupures sont minimes et moins dangereux.
Chaque matin, Maurice Papier, l'ordonnance du lieutenant André, soumet son officier à une séance de rasage avec un coupe-choux. Il est vrai que Maurice Papier est coiffeur de métier. C'est lui qui coupe les cheveux de toute la compagnie.
La source, silencieuse, dans un décor accueillant, fournit de l'eau à la compagnie ANDRÉ ainsi qu’à nos amis S.A.S. dont les tentes sont situées à 80 mètres de notre camp. Leur toilette matinale nous surprend.
À cette époque, les Britanniques avaient la réputation d'être sportifs et on admirait les installations sanitaires des logements anglais : tubs, lavabos, baignoires, douches, qui étaient bien plus répandus qu'en France. Or, la toilette des S.A.S. nous semble très sommaire. Ils ne se déshabillent pas. On ne les a jamais vus nus. Ils se contentent de déboutonner le haut de leurs chemises et de se raser le visage. C'est tout ! Cela nous fait rire, mais à la réflexion, on comprend le pourquoi de ce mode de toilette. Nos amis parachutistes viennent de se battre dans les déserts de Libye, dans un environnement hostile, où l'eau manque cruellement, ou l'ennemi peut surprendre à tout moment. Une petite unité de vingt à quarante hommes ne peut pas consacrer beaucoup de temps à la toilette, et encore moins au déshabillage, car à tout moment, chacun doit être prêt à combattre en cas de survenue inopportune d'un ennemi.