La vie à bord n'est pas de tout repos, mais notre esquif flotte, c'est l'essentiel. Pêle-mêle, les hommes sont entassés dans le plus grand désordre, dans l'inconfort, mais en sécurité.
L'amertume de la fuite sans résistance reste pesante en nous. Cependant que pouvions-nous faire ? Nos armées avaient des moyens dérisoires face à la masse compacte des blindés allemands. Ils manoeuvraient superbement dans leurs mouvements en tenaille, chaque fois répétés : enfoncement d'un point faible, débordement, encerclement. Comment notre commandement a-t-il pu se laisser surprendre et ignorer la puissance décisive de l'assaut des blindés en coordination avec l'aviation de combat ?
Les mouettes nous accompagnent, familières des bateaux sardiniers, en quête d'éventuels jets de détritus qu'elles se disputent à cris aigus. Chacun s'est installé de son mieux dans cet espace restreint ; le moindre recoin est occupé par des sacs et des fusils. Le ciel est au beau fixe et chacun peut profiter enfin de quelques heures de repos en toute quiétude.
Cette quiétude est de courte durée car le patron du sardinier vient de nous faire savoir qu'il faut lui fournir une équipe pour assurer le pompage d'une voie d'eau qu’il vient de déceler et qui menace de s'aggraver. En conséquence, il n'est plus question de rejoindre l'Angleterre, nous partons cap au sud pour tenter, au mieux, de gagner la pointe de Grave en espérant que les Allemands ne nous précéderont pas sur cet objectif.
Au pire, il faudra aborder sur un point quelconque de la côte ; nous ne nous en éloignons pas pour y chercher éventuellement refuge. Un bon vent de travers gonfle notre grand-voile ocre qui tranche sur le ciel bleu et nous porte vers le sud. La mer est étale et, malgré la forte odeur de rogue[1] et de poisson dont est imprégné le bateau, le mal de mer ne semble avoir atteint aucun d'entre nous. J'imagine ce que serait notre voyage si nous devions affronter la moindre tempête dans les conditions précaires où nous sommes. L'image de l'El Mansour me revient furtivement en mémoire.
Des groupes se sont formés dont le langage révèle les origines en ce Babel flottant: anti-fascistes d’Allemagne, d'Europe centrale, d’Espagne, tous de la Légion étrangère et résolus à poursuivre le combat. Nous autres, quatre rescapés de Scapa Flow, reprenons nos parties de rami, captivés par l'inépuisable faconde de Toni, qui racle les derniers pence vestiges de nos tribulations.
Dans le lointain, à l'est, vers la côte, des indices révélateurs nous signalent les limites de la pénétration allemande vers le sud : incendies, colonnes de fumée, bombardements ont disparu ; nous espérons aborder l'estuaire de la Gironde avant les envahisseurs.
Notre passage en vue de la pointe de Grave doit se situer le 22 juin. Nous nous acheminons vers le port du Verdon, où notre arrivée est saluée par un bombardement, dont la cible privilégiée semble être un paquebot qui se tient à l'écart. Au terme de nos pérégrinations nautiques, allons-nous rentrer de notre odyssée à la nage, sans jamais avoir échangé un coup avec l'adversaire ? Dire que nous partions en conquérants à l'assaut des terres du grand Nord il y a seulement deux mois !
Je saurai plus tard que le paquebot dont il s'agit est le Massilia. Y sont embarqués vingt-sept des parlementaires français qui ont refusé leur confiance au gouvernement Pétain en votant contre la modification de la constitution de 1875 et contre l’attribution des pleins pouvoirs au nouveau chef de l'Etat. Ils débarqueront le 24 Juin 1940 à Casablanca, où certains seront arrêtés ou internés sur ordre de Vichy.
Le bombardement aérien s'achève sans dommages pour notre esquif, perdu dans une flottille disparate de bateaux aux nationalités et tonnages divers. Nous accostons au Verdon, où les autorités civiles et militaires sont en place, débordées, mais assument leurs responsabilités, contrairement à ce que nous avions pu constater jusque-là depuis notre retour en France.
Nous recevons l’ordre précis de nous rendre à Marseille, point de rassemblement pour les militaires qui doivent rejoindre l'AFN (Afrique Française du Nord), où sont regroupées les unités rentrant de Norvège. Munis enfin d'un bulletin de transport, nous prenons le train pour débarquer le 24 juin à Marseille et apprendre que l'armistice avec l'Allemagne est signé. A la gare Saint Charles, la police militaire s'intéresse à tout individu porteur d'un quelconque indice d'appartenance à l'armée.
Ce qu’elle ramasse est un flot de « fuyards », en rupture d'unités, dont la plupart ont perdu leurs armes, leurs équipements et leurs munitions. Sur leurs tenues disparates ne subsistent de l'uniforme que quelques pièces, calots, brodequins, ceinturons. Le précieux bidon de « rouge » a, lui, été sauvegardé pour étancher la soif en cette période de canicule.
Les débris de nos armées s'accumulent sur le littoral dans un flux abondant, toutes armes et races confondues : gens du Nord, de l'Est, du Centre de la France, Algériens, Tunisiens, Marocains, Sénégalais, Asiatiques, tout l'empire colonial français s’entasse sur nos rivages méditerranéens.
Notre petite équipe, indissoluble depuis Scapa Flow, est dirigée vers le camp militaire de Carpiagne au nord-est de Marseille, dans le massif pelé de Saint-Cyr à six cents mètres d'altitude. A défaut de confort, nous jouissons du bon air de la montagne et de la proximité de la mer à six ou sept kilomètres au sud.
Un commandant aux cheveux blancs, sans doute rappelé de la Territoriale, rescapé de 1914-1918 dont il porte une croix de guerre, nous accueille. Devant le spectacle de ce ramassis de militaires en déroute – certains ne portent même plus la coiffure, signe révélateur de l'appartenance à une arme spécifique – il se déchaîne, nous traitant de fuyards, de déserteurs passibles du conseil de guerre et de la peine de mort qui en découle.
Puis, il passe en revue ces piteux éléments et demande à un subalterne de lui faire présenter les armes aux commandements réglementaires de :
- Garde à vous ! Arme sur l'épaule, présentez armes !
Il le fait par dérision : sur l’effectif concerné d'une soixantaine d’hommes, nous ne sommes qu'une douzaine à pouvoir nous exécuter, étant les seuls à posséder encore un armement. Il salue réglementairement notre petit groupe, se détourne du reste et se retire à grands pas.
La vie au camp est très détendue : à part les indispensables corvées de nettoyage et d’entretien des locaux et abords, nous disposons de tout notre temps pour vaquer à nos affaires personnelles. La plupart du contingent se retrouve dans les belles calanques des environs de Cassis-sur-Mer, où nous passons d'agréables journées dans un désoeuvrement total. Les plages sont peu fréquentées, les touristes que nous sommes, sans aucun pouvoir d'achat, ne sont guère appréciés des commerçants locaux. L'intendance n'a pas encore remis sa comptabilité à jour face à cette situation imprévue.
Les plus hardis d'entre nous courent les filles, mais elles n’ont que peu d'attirance pour ces gaillards désargentés et mal fagotés. L'intendance débordée n’a pu nous fournir qu'un bourgeron de travail couleur kaki, communément appelé treillis d'exercice. Privés de conquêtes féminines, nous nous rabattons sur les nombreux vergers de la région, couverts de cerises en cette saison. Ces chapardages nous attirent les fureurs des propriétaires qui nous traitent de voyous et de voleurs.
Mais tout a une fin : nous apprenons que, nantis d'une feuille de démobilisation et de la somme de deux cents francs, nous allons être rendus à la vie civile.... Dans trois mois, il y aura exactement quatre années que je suis sous l'uniforme comme soldat de deuxième classe.
Juillet s'écoule sans événement majeur au camp de Carpiagne où le flot quotidien de rescapés de la « grande débâcle » s'amenuise de jour en jour. L’administration civile et militaire, repliée vers le Sud, renforce les services existants, qui s'évertuent à régulariser la situation, souvent très précaire, des réfugiés civils et militaires.
Nous espérons tous que cette deuxième libération, après celle d'octobre 1938, sera la bonne, puisque nous épuisons notre quatrième année « sous les drapeaux ». Nous nous estimons heureux en pensant aux centaines de milliers de prisonniers qui s'acheminent vers les camps allemands. Ils y resteront encore pour une grande partie jusqu'en 1945, année de la capitulation de l'Allemagne, qui mettra fin à une terrible hécatombe mondiale.
Notre libération est confirmée pour le 29 juillet. Tout à la joie, Toni, qui a de fréquentes liaisons avec sa famille, ne veut pas se séparer de sa petite équipe de « Norvégiens » sans nous inviter à un repas d'adieu familial.
C'est ainsi qu'à quatre, nous rejoignons notre ami chez ses parents qui habitent, dans le quartier du Panier, une vaste demeure dont les trois tronçons en U témoignent chacun d'époques diverses et de multiples opérations de rapiéçage. Quelques hangars sont encombrés de bric-à-brac, caisses entassées, vieux meubles, charrettes à cheval ou à bras, vélos vétustes.
Les parents de Toni sont camelots depuis plusieurs générations, les alliances matrimoniales en ont fait un clan, puis une tribu, qui détient quelques emplacements sur les marchés locaux. Ambulants et bonimenteurs, ils parcourent la ville et ses environs proposant lingerie, vêtements, vaisselle, objets ménagers et tous autres ustensiles de nécessité courante.
Nous abordons les lieux sous un soleil de plomb, revêtus de nos tenues « civiles » que l'intendance militaire nous a octroyées à notre départ. Les vêtements ont été taillés dans un tissu kaki, celui dont étaient faits nos uniformes de la mobilisation de 1939, qui s'étaient substitués au bleu horizon de la guerre de 1914-1918. L'intendance épuisait ainsi ses stocks, rendus inutiles par la disparition de nos armées.
Dès notre arrivée chez Toni, nous sommes accueillis – j'allais dire assaillis – par la tribu. Les femmes sont dans leurs plus beaux atours, les hommes en chapeaux et vestons aux relents de naphtaline. D'un groupe d'hommes aux cheveux blancs, l'un se détache, petit, les traits burinés, la démarche encore alerte malgré, je l'apprendrai plus tard, ses soixante-quinze ans. Bras ouverts, il nous accueille.
- Mes enfants, chers pitchouns, que Dieu soit loué et la Bonne Mère, notre Dame de la Garde, dont la protection vous a ramenés vers nous. Vous revenez de loin, nous sommes heureux de vous recevoir avec notre petit Toni. Vous êtes de vrais combattants et non pas comme....
Son discours est étouffé par l'enthousiasme et l'émotion des quinze à vingt personnes qui nous entourent : cris de joie, accolades, poignées de mains, questions interrompues dans la cacophonie générale, exclamations aux accents appuyés de la Cannebière. Manu, le patriarche nous arrache à ces effusions et nous plongeons dans les délices d'une savoureuse et odorante bouillabaisse, fleurant bon le safran, qui apaise les appétits et le flux des questions.
Les chapeaux fleuris ont disparu et les vestes pendent au dos des chaises. Mais la chaleur des vins variés a réveillé la curiosité générale et Toni devient la cible privilégiée des questionneurs.
- Tu as eu froid ?
- Tu as eu faim ?
- Tu as eu peur ?
Toni nous avait confié qu'il n'avait pu échapper aux questions de quelques proches. D'autorité, il avait dû admettre qu'il était allé en Norvège, aussi bien à Namsos qu'à Narvik, et ses faibles dénégations n'avaient eu aucun effet auprès des siens...
- Le pôvre pitchounet, il a toujours été timide et puis, pas esbroufeur pour un sou, c'est tout le portrait de son grand père qui avait fait campagne contre le Siam en 1893 sur le Mékong et il n’avait rapporté de ses campagnes qu'une balafre, un sabre ébréché et les fièvres.
Toni, lui, a rapporté non seulement son armement mais encore des fusils qu'il a rendus en arrivant au camp de Carpiagne non sans en avoir mis deux de côté, l'un pour son père, l'autre pour aller à la chasse aux sangliers.
- Toni ! Raconte-nous ce débarquement à « Namesos » et le bombardement des avions allemands !
Toni nous lance un regard interrogateur et résigné qui sollicite indulgence et complicité :
- C'était terrible, jour et nuit, ils bombardaient la ville, le port, les maisons de bois brûlaient toutes. Jour et nuit, car il n'y avait pas de nuit, ils voyaient tout avec ce soleil de minuit ! Nos munitions explosaient, notre ravitaillement disparaissait, des hordes de pillards emportaient tout ce qu'ils pouvaient sur de petits traîneaux tirés par des chiens...
- Mais, alors, où tu couchais ?
- Dans la neige, sous les sapins, serrés les uns contre les autres.
- Qu’est-ce que vous mangiez ?
- Entre deux bombardements, nous allions dans les ruines fumantes ramasser ce qui restait.
- Et les Allemands ?
- Ils n'étaient pas bombardés, eux, il n’y avait pas d'avions à leur opposer, ni français, ni anglais...
- Quelle pagaille ! Quelle honte !
- Et cette bataille où vous avez pris des fusils aux Allemands que tu as ramenés.
- Hum... c'était des fusils anglais, que les Allemands avaient dû leur prendre. C'est une affaire assez compliquée...
Les enfants, impatients :
- Est-ce qu'il y avait des ours ?
- Oui, il y en avait, mais ils étaient méfiants et je n'ai vu que leurs traces dans la neige, d'énormes empreintes de pattes où l'on voyait les griffes !
- Et des loups ?
- Oui, j'en ai vu, mais il y avait aussi des chiens esquimaux qui ressemblent aux loups et comme ils étaient affamés, ils étaient aussi dangereux. Alors pour les tenir à l'écart, nous les tirions au fusil et les autres se jetaient dessus pour les dévorer.
Ma voisine, une accorte quinquagénaire, m'interroge, anxieuse :
- Vous aussi, Monsieur, vous avez assisté à ce carnage ?
- Oui, Madame, mais j'étais dans un autre secteur.
Cette évocation du triste sort des pauvres chiens pousse les petits dans les jupes protectrices des mères. Un silence tendu s'ensuit. Manu, le patriarche, se lève, au comble du courroux :
- Quand je pense que ce grand bâândit (bandit) de Daladier, ce « taureau du Vaucluse », l'élu de ces marchands de légumes, a envoyé nos enfants se battre dans un pays de sauvages vivant dans la glace, dans l'Océan gla-ci-al ar-ti-que ! Et pourquoi faire ? Couper la route du fer ! Bande de fadas ! C'est comme le ramassage de la vieille ferraille pour forger l'acier victorieux ! Elle est encore là, la ferraille, j'en ai un tas dans la cour qui rouille ! Qu'est-ce qu'on va en faire maintenant que nous avons perdu la guerre ? Heureusement que le maréchal Pétain, ce vieux brave de la guerre de 1914 est là pour sauver la France et Marseille d'une invasion totale ! Enfin nous avons retrouvé la paix et nos enfants !
Mais déjà deux guitaristes égrènent les airs d'une complainte en vogue, chantée par Lise Gautry, « Le chaland qui passe », que chacun fredonne à l'unisson.
Aimons nous ce soir sans songer
A ce que demain peut changer
Sur mon chaland
Point de serments
Ce n'est que sur terre que l'on ment...
La fête est terminée, nous nous promettons de nous revoir, une page est tournée. Avec deux camarades qui repartent chez eux, nous nous dirigeons vers la gare Saint Charles, baluchon sur l'épaule et remontons le boulevard d'Athènes. Pour tout viatique, je dispose d'une feuille de route m'assurant le voyage gratuit et deux cents francs d'acompte sur la paie de mille francs qui me sera remise au centre démobilisateur d'Annecy. Je n’ai ni parents, ni famille qui m’attendent, pour ainsi dire, je n’ai rien. Je retourne vers la Haute-Savoie où j’ai passé tant de jours heureux et n’ai connu que des amis.
Le train est bondé, il le sera encore plus aux stations suivantes. Nous réussissons à nous faire une place dans un couloir déjà encombré de valises et de colis. Il faudra s'y habituer car ce sera le lot de tous les Français durant ces années de guerre et cet état de fait se prolongera encore au-delà des années 1945-46. Nous entrons dans une période de restriction, puis de misère, dont le prélude se fait déjà sentir sous toutes ses formes et dans toutes les classes sociales, les plus humbles étant les plus éprouvées. Le traumatisme de la défaite a marqué l'ensemble de la population qui peu ou prou en subit les effets. Chacun s'interroge sur son devenir, oubliant son prochain ou jalousant ceux qui semblent les plus favorisés.
C'est ainsi que notre petit groupe – nos tenues kaki révèlent notre état de démobilisés – est l'objet de commentaires qui nous parviennent du compartiment voisin.
Ce sont des voix féminines. Leurs propos peu amènes concernent les prisonniers de guerre… et les autres, plus chanceux, qui rentrent dans leurs foyers. Il est question de tous ces galopins qui se sont enfuis en jetant leurs armes, abandonnant lâchement leurs camarades et leurs chefs pour échapper au combat.
Le regard de l'une d'elles, la plus véhémente, désigne sans équivoque les cibles que nous sommes. Notre regard souriant et moqueur paraît avoir calmé sa fureur et elle oriente son auditoire sur le problème du ravitaillement alimentaire, abondant hier, médiocre aujourd'hui et s'amenuisant de jour en jour par le stockage en prévision de la pénurie de demain. Là encore, les privations frappent les plus pauvres dont le pouvoir d'achat est effrité par la hausse des prix qu’entraîne la raréfaction des denrées de toute première nécessité.
Intarissable, notre commère ne nous épargne aucun lieu commun dans la recherche des responsables du marasme. Quelques hommes entrent dans la discussion et les arguments de chacun reflètent sa teinte politique.
- C'est le front populaire !
- Non ! ce sont les fascistes favorables aux germano-italiens !
- Les Russes nous ont trahis par leur alliance avec Hitler !
- C'est Daladier et les accords de Munich !
- La cinquième colonne[2] !
- Les espions parachutés !
- La capitulation des Belges !
- Le rembarquement des Anglais...
Arrêt du train et des palabres. Nous sommes à Lyon, je change de direction et d'atmosphère. J'arrive tard à Annecy, à la nuit tombée. Ainsi, je suis privé de la vision qui m'émeut toujours : le lac dans son écrin de verdure où se mire une chaîne de montagnes dont je connais tous les massifs. Elle s'étire loin vers le sud-est, aux sources du Fier, torrent fougueux bien nommé.
Au pied du château féodal des ducs de Savoie, j'ai gardé une chambre mansardée au débouché d'un escalier aux pierres usées, dans le vieux quartier chargé d'histoire, où chaque arcade abrite un petit commerce. Pour la première fois depuis des mois, je retrouve un foyer dans un cadre que j’affectionne, entouré de chaudes amitiés.
Les jours suivants, j’apprends la disparition de nombreux camarades et amis sans précision sur le sort de beaucoup d’entre eux. Disparus ? Prisonniers ? Tués ? Petit à petit, certains réapparaissent, alors qu'ils semblaient engloutis dans la débâcle.
La section d'éclaireurs skieurs du 67e a été durement assaillie ainsi que le bataillon qui a perdu dans un seul secteur de la Somme cinq officiers sur six. Obligé de décrocher pour échapper à l'encerclement des blindés allemands, le bataillon engagea plusieurs opérations en combat retardateur pour protéger le reste de la Xe armée qui se repliait aussi. Encerclé, il perdit plus de la moitié de ses effectifs[3] ; la plupart des survivants se retrouvèrent prisonniers. Toutefois, plusieurs d'entre eux réussirent à s'évader dans les jours suivants en troquant leurs uniformes contre des vêtements civils et en se cachant dans des fermes.
Mon camarade Mermoud, mon chargeur au fusil-mitrailleur, a été tué. Pierre Robert est prisonnier, il le restera cinq ans. Mazaleyrat s'évadera et viendra se réfugier chez moi à Paris. Le lieutenant Idier, chef de la section d'éclaireurs, lui aussi restera prisonnier. Chaque semaine qui s'écoule nous apporte tour à tour joies et peines concernant le destin de nos camarades.
Je suis définitivement libéré, rendu à la vie civile : je suis libre et désoeuvré. L'équipe d'aviron, qui a été championne de France en 1939, n'a perdu aucun de ses membres, et les dirigeants du club, voulant reconstituer cette équipe, m'offrent un emploi assez lucratif aux ateliers et forges de Cran-Gevrier. Je m'occupe de la récupération des métaux non ferreux dont la pénurie se fait de plus en plus sentir pour l'industrie. Un mois passe ainsi.
La joie du retour estompée, une impression indéfinissable d'inassouvi, de frustration, d'insatisfaction, s'empare de moi, me harcèle. Je décide de franchir la ligne de démarcation. Abandonnant mes montagnes, mes amis, mes amourettes, je retourne à Paris.
Pierre HENTIC
[1]Appâts constitués d’arachides broyés et de déchets de poissons (terme employé en Bretagne)
[2]Synonyme d'une armée secrètement infiltrée et sabotant les arrières. C'est une invention de la guerre psychologique des nationalistes espagnols quand, en 1936, ils convergeaient en quatre colonnes vers Madrid, la capitale républicaine. Leur radio annonçait que leur « cinquième colonne » était déjà sur place, ce qui désorganisa la défense en faisant régner la suspicion. (Lycos)
[3]Dans cette bataille, le pourcentage de pertes est comparable à celui de la bataille de Verdun durant la première guerre mondiale.