Les Faits d'Armes, Ecrits, Récits

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DÉPORTATION : TÉMOIGNAGE DE DENIS MONOD
14-09-2018

Bulletin de l'AFMD13

Avec l'aimable autorisaion de l'AFMD.

 PARCE QU'IL FAUT PARLER DES CAMPS DE CONCENTRATION,

DE LA DÉPORTATION ET DES DÉPORTÉS

 

TÉMOIGNAGE DE DENIS MONOD

Mon histoire est banale pour être commune à certains enfants des Déporté(e)s morts dans les camps d'extermination.

Mon père Denis MONOD est né le 18 septembre 1920 à Saint-Germain-de-Joux (Ain). Il a fait partie des 34 employés raflés le 12 février 1944 sur leur lieu de travail, la construction du barrage sur le Rhône à Génissiat (département de l'Ain).

Ils ont été incarcérés à la prison Montluc de Lyon, pour interrogatoire, puis acheminés à Compiègne jusqu'à leur transport à Mauthausen dans des conditions largement décrites, particulièrement inhumaines souvent mortelles. Le voyage a duré 3 jours du 22 mars au 25 mars 1944.

Durant son séjour à Compiègne il a adressé 3 messages à sa femme, principalement pour donner des nouvelles, rassurer les siens, ses parents et solliciter des colis, envoyés aussitôt par sa femme mais qui ne sont jamais arrivés.

Je nomme volontairement ma mère à ce stade "sa femme" car je n'étais pas né, c'est à Compiègne qu'il a appris que ma mère était enceinte, je suis né le 7 octobre1944 (soit 7 mois et 3 semaines après la rafle).

Ici s'arrête l'histoire détaillée connue de la fin de vie de mon père à un événement près (cela en était un à l'époque), l'envoi le 16 juillet 1944 depuis Mauthausen, d'un message probablement inspiré et contrôlé par les SS (document à l'entête du camp de Mauthausen, voir copie bulletin 33). Les documents allemands d'identification indiquent qu'après son arrivée au camp central où il a été immatriculé 60321, il a été envoyé à Gusen où vraisemblablement il est mort le 17 mai 1945. Il a pu faire partie de ces personnes très affaiblies qui ont succombé à la suite d'une suralimentation distribuée généreusement mais aussi « naïvement »* par les libérateurs.

Ma mère a cherché par le bouche-à-oreille et des courriers à recueillir des informations, sans succès. Mes grands - parents maternels habitant Paris se rendaient à l'hôtel Lutetia à la recherche d'informations, sans succès.

Ma mère a procédé aux démarches pour rapatrier en France le corps ou les restes identifiés de mon père ce qui a été fait le 13 août 1958 au cours d'une cérémonie très émouvante, gravée dans ma mémoire jusqu'à la fin de mes jours, accompagnée de la sonnerie des cuivres et des dizaines de drapeaux brandis par les Anciens Combattants à l'intérieur de l'église et au cimetière de Bellegarde-sur-Valserines, ville où il repose dans le carré des "morts pour la France". J'avais 14 ans, j'ai compris ce jour-là qui était mon père et par la même occasion qui j’étais.

Quelques années après la libération ma mère a épousé André CHAISE lui-même Déporté à

Mauthausen, immatriculé 59709, raflé le même jour, même lieu, dans les mêmes conditions que mon père. Son parcours a été : Loibl-pass, Amstetten, Ebensee où il a été libéré le 6 mai 1945. André CHAISE et mon père ne se sont jamais croisés au cours de leur période de souffrance autrichienne. Il a été pour moi un second père qui m'a aimé comme ses autres fils Robert et Daniel puis Jean-Pierre né de son union avec ma mère.

André CHAISE est décédé brutalement à 59 ans en 1974.

Deux frères de Déportés : Jean Pierre CHAISE et Denis MONOD (gauche à droite) à MAUTHAUSEN en 2015

Ceux qui connaissent l'histoire des Déportés, au retour des camps où ils ont été martyrisés, déshumanisés, frappés durant cette période sans fin, savent qu'ils ont éprouvé d'énormes difficultés à parler jusqu'au milieu des années 70. Ce fut le cas pour André CHAISE. Quelques paroles pour expliquer les cicatrices de son dos et ses jambes, lacérés par les coups de trique infligés par les Kapos. Dans les années 50 alors que nous habitions Fessenheim (pour la construction de l'usine hydroélectrique sur le Rhin), porter son regard du côté de l’Allemagne faisait surgir chez lui des émotions qu’il contrôlait pour ne pas avoir à les expliquer. Au cours de ces six années passées en Alsace, nous ne nous sommes jamais rendus en Allemagne.

J'ai le souvenir que certains, à l'occasion de réunions de famille, s'aventuraient à ouvrir la discussion sur ce sujet. Ils étaient vite stoppés avec autorité. André CHAISE savait très bien faire comprendre qu'il avait vécu avec ses congénères l’inimaginable, que des échanges contradictoires lui seraient insupportables et qu'il n'avait pas davantage besoin d'être plaint. La souffrance endurée dans les camps et la présence des milliers de morts à leurs côtés, souvent déplacés par eux - mêmes, étaient obsessionnelles ; inutile de remuer le couteau dans cette plaie qui ne se refermerait jamais. D'ailleurs et bien qu'occupant un poste de direction sur les chantiers de travaux publics qui l'employaient, on a fait appel à André CHAISE à plusieurs reprises au cours des années 50 pour reconstituer des corps sans vie démembrés à la suite de graves accidents du travail.

Pour moi et probablement bien d'autres enfants de Déporté(e)s, incapable d'évoquer avec les intéressés ce passé douloureux, rendant une forme de résilience difficile, j'ai noyé mes angoisses dans le travail, la famille, les amis, la vie associative, la pratique apicole et bien d'autres occupations.

Aujourd'hui, à 73 ans je culpabilise encore en m'excusant d'être vivant, fils d'un père mort dans les pires conditions à 25 ans et un beau-père à 59 ans (en 1974 l'âge de la retraite était 65 ans mais les Déporté(e)s pouvaient y accéder à partir de 60 ans. Je l'ai entendu durant plusieurs années rêver de ce statut, malheureusement il ne l'a jamais atteint), l'internement n'étant pas étranger à cette fin de vie anticipée.

A l'heure de la retraite j'ai éprouvé le besoin d’atténuer ces lacunes de vie, regrettant de ne pas avoir questionné André CHAISE. J'ai adhéré à l'AFMD et à l'Amicale de Mauthausen pour m'informer, comprendre et soutenir aussi les actions entreprises par ces organisations. Cette année pour la troisième fois consécutive, accompagné de parents et amis, j'ai participé au voyage du souvenir à Mauthausen organisé par l'Amicale au mois d'octobre.

Je suis attiré par ce pays l'Autriche pour lequel je n'ai pas une grande affinité, pour essayer de comprendre sur place l'incompréhensible dans le but de poursuivre autour de nous le travail de mémoire que de nombreux Déporté(e)s nous ont transmis depuis les années 80, pour entretenir le souvenir, le respect de ces millions de morts de toutes nationalités et de toutes confessions, en particulier les Juifs évidemment, mais aussi tous les autres.

Il faut se rendre sur les lieux des camps pour montrer notre détermination à ne pas oublier, s'adressant aux habitants des territoires français mais aussi aux populations locales qui ont travesti les lieux de souffrance en les occupant, afin d'occulter les réalités. Par exemple : la kommandantur du camp de Gusen est aujourd'hui réhabilitée en demeure bourgeoise charmante où il est possible de se rafraîchir l'été dans une piscine bien agréable, ou cette famille qui occupe le "bordel" du même camp ou encore ces nombreuses autres qui vivent dans ces agréables maisons du village de Mauthausen occupées jadis par les SS et leurs familles, construites en granit extrait par les Déportés causant la mort de milliers d'entre eux. Il y a même un tunnel à Ebensee percé par des milliers de Déportés dont la plupart sont morts parfois fusillés par les SS, qui est configuré en club de tir pour agrémenter les loisirs de la population locale.

Il reste encore quelques bâtiments à Gusen construits en matériaux durs que le propriétaire privé laisse volontairement tomber en ruine pour bientôt lotir la zone. On peut se poser la question du laxisme de l'Europe qui devrait inciter le Gouvernement Autrichien à protéger ces lieux de mémoire.

Ne plus entretenir les vestiges, les musées et les monuments conduirait à effacer de notre mémoire ce passé honteux de l'Humanité qui favoriserait son remplacement un jour ou l'autre par la copie conforme.

Ces pratiques contestables ne doivent toutefois pas nous faire oublier le travail de tous les Acteurs Autrichiens qui œuvrent pour entretenir la mémoire en agissant sur le Pouvoir pour l'inciter à protéger ces sites voire à fouiller des zones encore vierges. Ces personnes qui font preuve de courage accompagnent sur les sites la population locale et les scolaires de plus en plus nombreux. Nous devons chaleureusement les remercier et les encourager.

J'ai rencontré au cours du voyage d'octobre 2017 un des derniers survivants de ce génocide, un homme attachant que l'on écouterait des heures durant. Même s'il souffre toujours de ce passé, ses propos sont exprimés calmement. Son message est construit sur cette nécessité de pérenniser la mémoire de ces faits horribles. Il parle à la demande de ses amis, qu'il a vu disparaître les uns après les autres et qui lui ont dit : "Dis ce qui s'est passé, vis pour témoigner", pour que ces faits ne se reproduisent plus. Son nom, Bernard ORES a 95 ans, Polonais raflé en 1944 dans le Ghetto de Varsovie. On trouve son témoignage sur internet. Il porte l'exemple que la mémoire des faits doit conduire à la connaissance, sans haine, pour que des dictateurs et des peuples n'engendrent plus de telles horreurs.

Denis Monod fils

 

* Il n’est évidemment pas dans mes intentions de culpabiliser les Américains qui face à ces corps, si on pouvait encore les appeler ainsi, leur ont porté secours avec de la nourriture, sans savoir que c’était au moins pour certains contre-indiqué.



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