C'est Rudy qui, le premier, conçut le projet d'évasion. Les chances de succès paraissent maigres. La prison est bien gardée, les murs d'enceinte sont très hauts, les cellules des détenus solidement verrouillés. Une douzaine de prisonnier occupent le poste de garde, situé à l’entrée de la prison donnant sur le Boulevard CHAVE.N°193. Toute la nuit d’autres policiers font la ronde autour de la prison. Il leur faut environ un quart d’heures pour en faire un tour complet.
Rudy, dont le beau-frère est incarcéré à Chave, « contacta » !`un des gardiens : Raffaëlli. Peu décidé au début, Raffaëlli après, maintes hésitations, accepta d'aider Rudy et de participer lui-même à l'évasion. Rudy présenta le gardien à Lévis ; l'opération fut mise au point. Les armes manquaient ; il y avait un revolver pour deux assaillants, mais on attaquerait quand même. Le 21 mars, Raffaëli prévint Lévis qu'il y aurait une « bonne garde » le lendemain. Il fallait en profiter. Des gardiens de prison pas trop zélés seraient moins gênants. Il serait plus facile de les berner ou de les maîtriser le cas échéant. Dans l'après-midi du 22 mars, les Groupes-Francs arrêtèrent les derniers préparatifs. Ils allaient passer à l'action.
A 11 heures du soir, Rudy, muni de deux échelles en corde qu'il avait préparées, Lévis, Templier, Marcel, longent le Jarret, franchissent le mur qui le borde et se dissimulent dans un pré derrière la prison. C'est le couvre-feu, il ne faut pas circuler. Un moment après, Bayard rejoint les quatre hommes bien tapis. Le temps est long, l'opération est prévue pour 3 heures et demie. A 3 heures un quart, Jacques Méker et cinq hommes de son groupe, Daniel, Raoul, Georges le Grec, A. F. et Marc, se dissimulent à l'autre angle de la prison, angle rue George-rue de Verdun. A 3 heures et demie, Bayard et ses quatre camarades franchissent le mur du pré. Ils sont à 5 mètres du mur d'enceinte de la prison, rue de Verdun. Bayard, à l'aide de sa lampe électrique voilée d'un mouchoir, signale à Méker et son équipe qu'il va passer à l'action. Il faut que Méker soit particulièrement vigilant et signale à Bayard tout ce qui peut être suspect pendant le coup de main. Méker fait immédiatement poster deux de ses hommes à l'angle du boulevard Chaire. De là on peut surveiller l'entrée de la prison.
Tout à coup les pas d'une patrouille se font entendre. Les G.F. se terrent: de nouveau derrière le mur du pré, le doigt sur la détente des rares revolvers. La patrouille se dirige droit vers eux, puis s'éloigne et continue la ronde imperturbablement. Les G.F. escaladent à nouveau le mur du pré. Il faut faire vite. La patrouille repassera peut-être dans quelques instants. S'il y a lutte, l'équipe de Méker constituera le renfort.
Derrière le mur d'enceinte de la prison quelques pas qui se veulent étouffés. Ce sont les détenus: Raffaëli a bien mis à profit l'assoupissement de ses camarades gardiens qui occupent le kiosque au centre de la prison, auxquels il avait offert du café mélangé à une drogue. Raffaëli s'est emparé du revolver de l'un d'eux, qu'il a remis à René Serre. Il a ouvert les cellules. Les détenus traversent, lacellule des condamnés à mort, la cour des condamnés à mort. Puis, grâce à une échelle qu'il a trouvée miraculeusement dans la prison, Raffaëli fait franchir aux douze détenus le premier mur intérieur bordant le chemin de ronde. Les G.F. lancent les deux échelles de corde. Les détenus s'y accrochent. Malheureusement les barreaux de la première échelle cèdent. Celle-ci devient inutilisable, mais les barreaux de l'autre tiennent bien. Brutalement les détenus saisissent les premiers échelons de cette unique échelle. Le choc est si violent que Marcel, l'ex-gendarme, qui retient l'échelle, se voit arraché du sol et entraîné vers la prison. Ses camarades rétablissent l'équilibre. Tout à coup une tête apparaît sur le mur. Les douze détenus et le gardien Raffaëli escaladent rapidement le mur d'enceinte : 9 mètres de montée, 7 mètres de descente. Il n'y a pas d'accident.
Les douze détenus libérés sont : Camille Cresta, qui n'a que 17 ans ; le Polonais Laurent Kiska , communiste, membre de la MO.I., qui devait se tirer une balle dans la tête en juin plutôt que de tomber dans les mains des Allemands ; René Serre, des G. F., qui est le seul détenu armé ; Kiska et Serre étaient condamnés à mort. Puis les communistes : Charles Poli, Robert Michel, Édouard Lambert , Henri Faurite ; Serge Vivaldi qui a été « interrogé » si brutalement par les policiers de la 9e brigade qu'il en est resté sourd ; Henri Teissier, G.F. Constant Drouet, qui devait être fusillé en mai par la Gestapo; Guy Arnaud, G.F. ; Roger Cabras. Ces trois derniers avaient été arrêtés le 10 janvier 1944 après avoir tenté d'abattre le chef de la Milice de Marseille. Deux des évadés avaient été incarcérés à Chave la veille à 17 heures. Ils furent stupéfaits lorsqu'en pleine nuit Serre, revolver à la main, leur proposa « la belle ». Un troisième détenu, destiné à être interné à Chave, s'était évadé la veille du troisième étage de la 9e brigade mobile.
Évadés et « évadeurs » sont tous là. On saute le petit mur du pré, on ressaute le mur qui sépare le pré du Jarret. Lévis en tête dirige la colonne vers les « planques » qu'il a préparées clans la banlieue, à Bois-Luzy. A 5 heures, tous les évadés sont logés chez Lévis, d'autres chez Jacques Cheminaud et dans la famille d'Edmond Fabre.
A 7 heures, les principaux carrefours de Marseille sont occupés par des barrages de police. Les G.M.R. et, les Feld‑gendarmes patrouillent dans la ville et vérifient l'identité des passants. Les tramways sont arrêtés et certains voyageurs sont interpellés par les agents.
Les policiers sont actifs, mais les G.F. ne le sont pas moins. Leur travail n'est pas terminé. Il faut fournir aux évadés des papiers d'identité, des vêtements. Il faut les nourrir et les soigner. Bientôt il faudra « caser » les six G.F. et remettre les six communistes en contact avec leur organisation. Tout ce travail demandera trois semaines.
Un soir du début avril un inspecteur de police ami signala à Lévis qu'une perquisition monstre allait avoir lieu le lendemain. Il ne connaissait pas le lieu exact où devaient se dérouler les recherches. Trois G.F. : René Serre, Camille Cresta (v. PI. XVII et XVIII), Roger Cabras, furent cachés à Allauch chez Marianne Bardini (y. PI. XVI), puis chez Templier. On les emmena ensuite dans un poste à feu de la campagne aixoise, « Les Chênes », mis à la disposition des Groupes Francs par MM. Caste père et fils. Là ils retrouvèrent leurs autres camarades évadés. Cette dernière « planque » n'étant pas sûre, on ramena les évadés chez des amis : les frères Caste, horlogers, 39, rue Émeric David à Aix-en-Provence. Puis Rudy repartit avec certains, dont Drouet, à Seyne-les-Alpes chez Valentin. Marcel, l'ex-gendarme, en reçut d'autres, dont Guy Arnaud, à Toulon. Cresta etSerre furent cordialement hébergés dans les environs à Éguilles, chez M. Aillaud. Serre reçut ensuite l'hospitalité de M. Arnaudo, et Cresta, très jeune et peu désireux de recommencer à travailler immédiatement, fut « planqué » dans une ferme à Éguilles, chez M. Salin.
La perquisition fut impressionnante : quatre cents agents fouillèrent le quartier populaire de la Belle-de-Mai, bien loin du quartier• semi-bourgeois où les évadés s'étaient repliés. Les projecteurs des voitures de police lancèrent leurs faisceaux en toutes directions. La rumeur publique grossissait de jour en jour le nombre des évadés et des policiers lancés à leur poursuite. La presse resta muette, mais Marseille riait et les G.F. aussi.