Pour Danièle et sa famille.
Récit relatif à quelques mois de la vie de ton père.
par Joséphine dit FIFI PASSELAIGUE
La « planque » telle qu'il l'a connue a dû lui paraître durer un siècle, mais, en réalité, elle ne_ l'a tenu enfermé que deux mois environ.
Te dire, Danièle, les dates exactes m'est impossible. Je n'ai jamais rien noté, mais cette période m'a tellement marquée qu'elle me semble proche comme si c'était hier.
Les temps étaient bien « troubles » dans le Sud de la France. Nous n'étions pas encore « occupés ». Les Allemands sont arrivés chez nous le12 novembre 1942.
Dès lors, les hommes nés entre 1920 et 1923 inclus allaient recevoir une convocation pour partir en. Allemagne afin d'accomplir le S .T .0. , le Service du Travail Obligatoire.
Différentes solutions se présentaient alors à ceux qui étaient requis :
-- partir en Allemagne. Pour combien de temps ? Et de plus courir des dangers, la maladie, la faim et son cortège, le moral atteint, pour ne rien dire de l'éventualité de ne pas revenir du tout.
-- soit refuser l'obligation, c'est à -dire devenir " réfractaire" au S.T.0 et gagner le maquis ou se cacher habilement.
— on pouvait encore rester en Provence, à condition d'aller travailler dans une entreprise allemande.
Ceux qui faisaient ce choix partaient très tôt le matin et ne revenaient qu'à 18 heures. Ils étaient munis d'un laisser-passer, un "ausweiss" (je ne garantis pas l’orthographe) qui permettait de circuler seulement pendant les heures de travail. Si bien que, le soir, il fallait rester enfermé, le couvre-feu étant à 21 heures.
Travailler pour les Allemands fut une solution adoptée par de nombreux Salonais. René Pansier, longtemps premier-adjoint aux Finances' dans la municipalité Jean Francou, Antonin Santarel, propriétaire de l'hôtel d'Angleterre et du restaurant l'Oasis, établissement fort cossu que, très jeune, il avait créé, Marcel Mouttin dont je ne sais ce qu'il est devenu, mon mari; André Passelaigue, ... ainsi que bien d'autres. L'entreprise où ils étaient embauchés s'appelait quelque chose comme Birch ou Beurch, mais je ne puis préciser. Ils s'ingéniaient à n'y faire qu'un minimum de travail. Malgré tout pouvaient-ils ainsi ne pas trop s'éloigner des leurs et, surtout, s'occuper des jeunes de leur âge qui étaient dans l'embarras.
En ce début d'occupation de la zone jusque-là dite "libre", rien n'était encore organisé. Les personnes qui se cachaient allaient vivre chez des parents à la campagne. Drôle d'époque! Nous avions tant de mal à nous occuper de nous...au point que nous ne cherchions même pas à comprendre la masse des choses qui nous accablaient
André vient de me demander d'aller, ici, à la gare. C'était de là que, deux fois par semaine, partait un vieux camion qui amenait à Marseille, rue Honorat plus précisément, les jeunes gens qui devaient gagner l'Allemagne.
Mon mari me décrit sommairement Jacques. Arrivée sur place, je le repère à ses lunettes aux verres épais parmi un groupe silencieux et inquiet. Je lui demande s'il est bien Jacques Roupert. Sur sa réponse affirmative, je lui transmets le message:
—"René Pansier, mon mari.. André Passelaigue, Marcel Mouttin et de nombreux amis vous demandent instamment de ne pas partir. Ils peuvent vous faire avoir, sous quelques jours, des faux papiers. Vous pourrez aller travailler avec eux dans l'entreprise Beurch. Et je souligne, pour terminer, "Mais surtout ne partez pas."
Alors ton père, Danièle, de me répondre:" Avec la vue que j'ai, à la rue Honorat, ils ne me prendront pas."
Il arriva bien à cette rue Honorat, nous l'avons su par la suite, et, sans avoir passé la moindre visite, il fut, hélas! embarqué immédiatement pour l'Allemagne.
Je ne connais absolument pas le nom de l'endroit où Jacques se trouvait là-bas; il n'en parlait jamais. Ton père y lut très malade - dysenterie amibienne sans doute - Les médicaments actuels n'existaient pas et les Allemands redoutaient pour eux les maladies contagieuses Ils renvoyèrent ton père en France pour y poursuivre sa convalescence. Heureusement, car il était en piteux état. Ton père n'est jamais reparti.
Nous ne nous connaissions pas. J'avais souvent rencontré ta maman, lorsque nous étions jeunes, puisque elle était la nièce de ma marraine.
Or, voilà qu'un soir on sonne chez nous. Nous étions au lit. C'était le couvre-feu. Qui cela pouvait-il être à pareille heure? Mon beau-père descend ouvrir. Jacques était là, à peine reconnaissable, tant il était maigre. Il me dit qu'il avait eu grand tort de partir et qu'il était très malade. Puis, prenant mes mains dans les siennes, il me demande de ne pas l'abandonner, de le cacher II venait de passer, disait-il, un an et demi de galère et ne voulait à aucun prix repartir.
Muni d'une lampe de poche et d'un petit croquis, il est acheminé chez un dénommé Emile Tricon qui habitait la Grande Carraire à Bel Air. Cet Emile Tricon faisait partie d'un réseau de Résistance.
Je précise, une fois encore, que nous ne cherchions pas à comprendre. Cependant, il fallait pouvoir compter sur les gens et, donc, par prudence, penser à les observer avant de leur accorder notre confiance.
Ton père arrive ainsi dans la nuit chez Emile Tricon. Après avoir dormi quelques heures et avoir probablement déjeuné, il se retrouve parmi d'autres au milieu d'un pré à retourner du foin. C'était loin d'être son métier! Les personnes autour de lui ne devaient pas être, elles non plus, en situation bien régulière. Malheureusement la Gestapo allait arrêter ce jour-là monsieur Jules Morgan, un bon paysan qui tentait de défendre son pays. C'est lui qui a été fusillé au Val de Cuech en juin 1944.
L'hôte de ton père, voyant arriver chez son voisin des uniformes indésirables, s'enfonce dans un buisson pour s'y dissimuler. Ton père, de son côté, a passé la journée dans le branchage d'un cyprès. La nuit venue, il a pu reprendre le chemin en sens inverse et rentrer chez nous. Alors là, et qu'importe le couvre-feu! Nous partîmes tous
trois, mon beau-père, Jacques et moi, avec la lampe de poche, pour le Cabanon. 11 se trouvait alors en pleine nature, quartier de la Tour de Nesle. Le temps de faire son lit, ton père était couché. Le lendemain, un peu avant midi, je revins lui porter à manger. Ce va et vient, j'ai dû le faire tous les jours, et souvent deux fois par jour, jusqu'au 21 août 1944. Les Américains sont entrés dans Salon le 22 vers 17 heures.
Ton père était heureux. Le dimanche et les jours de fête, tous ses amis étaient là. C'était une chose qui comptait énormément en ce temps-là. On observait les gens quelque temps, puis on se liait d'amitié sincère. Nous étions parfois plus de quinze, le dimanche, au Cabanon. Je m'occupais du ravitaillement. Certains disaient: nous n'avions rien à manger cette semaine. C'était les Restrictions... Mais, comme mes beaux-parents avaient un commerce et de la famille à la campagne, nous arrivions à nous mettre quelque chose sous la dent tous les dimanches. Le plus pénible était le manque de pain. Les hommes avaient monté un poêle en briques réfractaires. Dans un seau en métal, nous y faisions bouillir, le dimanche, huit à dix kilos de pommes de terre. Bien heureux encore d'en avoir!!! Il nous arrivait parfois de rire de cette situation. Les plus jeunes avaient quinze ans, les plus âgés vingt-quatre. Nous plaisantions. Sur un papier très ordinaire, le papier gris dans lequel les commerçants enveloppaient le sel, la morue... etc., nous allions afficher, pendu au portail par un bout de ficelle, notre menu. Un menu alléchant, sachez-le. Omelette périgourdine, par exemple. De simples courgettes, en réalité, assaisonnées de sel, d'un semblant de mauvaise huile mélangées à quelques œufs battus. C'était une façon, malgré le manque de liberté, de nourriture et le poids de nos soucis, de rendre notre situation supportable.
Les matinées se passaient presque entièrement à éplucher les légumes, à balayer les pièces et la grande terrasse du cabanon, à préparer le bois et allumer le feu.. Du repas de midi à celui du soir, le temps finissait quelquefois par nous paraître long. Alors, comme il y avait beaucoup de terrain autour du cabanon, alors... nous jouions " à cachette ".
Mes beaux-parents, mes parents, parrain et marraine montaient assez souvent nous rendre visite le dimanche. A pied!!!
Le seul moyen de locomotion était la bicyclette. Mais, dans les derniers jours avant notre libération, les soldats allemands nous faisaient descendre de notre vélo pour s'en emparer.
Nous n'avons jamais su que parrain appartenait à un grand réseau de Résistance. Nous l'avons compris le soir où le bruit circula qu'un promeneur du dimanche avait trouvé dans les collines Salonaises les corps de Marcel Roustan, de Jules Morgan et de Gaston Cabriès. Ils avaient été fusillés dans le Val de Cuech, le vendredi vers 14 heures pendant une alerte.
Le dimanche, ta mère venait passer la journée avec nous. Elle couchait chez elle durant la semaine. Ton père, craignant toujours d'être dénoncé, préférait demeurer seul à la campagne. Nous avions de nombreux ennemis. Ton père avait assez de motifs d'inquiétude pour que nous ne le tenions pas toujours au courant. Il faut dire que, à vingt-deux ans, passer ses journées dans l'obscurité à coller des tickets de rationnement à la lueur d'une lampe de poche n'était pas enthousiasmant.
Nous avions un autre gros souci. Bruno Cintolèsi, toujours à Salon, avait. demandé à sa femme d'aller présenter sa carte de travail à un dénommé Milèsi.: 1es femmes y allaient, pas les hommes : ils se cachaient. Ce Milèsi ne devait pas être un homme très recommandable. On l'a, d'ailleurs, trouvé pendu à un platane trois jours après la Libération. Certainement l'acte de quelqu'un qui ne devait pas aimer Monsieur Milèsi. Quand cet individu avait en main la carte de votre mari, il y apposait son tampon : Départ immédiat et sans délai en Allemagne. L'inscription suffisait à vous paralyser. Nous savions que la chose était signalée plus haut Le titulaire de la carte avait encore plus de raisons de se cacher.
Bruno avait trouvé la solution. Étant marbrier, il avait construit deux caveaux au cimetière Saint Roch, le seul qui existait alors. Il avait pu mettre le concierge du cimetière dans la confidence. Ce dernier l'attendait tous les soirs devant la porte avec la clef. Il ouvrait, lui donnait une couverture. Et voilà Bruno qui couchait un soir dans un caveau, un soir dans l'autre. Nous, les amis, prenions très mal la chose.
Un soir ton père nous a fortement inquiétés. Un peu avant le repas, l'alerte sonne. En compagnie de mes beaux-parents, nous montons chez Monsieur et Madame Pansier au début de la route d'Eyguières. Ne pas avoir la liberté est une horrible contrainte.. Les gens ne se parlaient plus. Si un ami ou une connaissance vous tendait la main pour vous saluer, il n'était pas rare de sentir, secrètement plié au creux, un bout de papier. Vous lisiez le message en rentrant A. la maison. René Pansier me fait ainsi passer un billet portant ces mots: " Vous aurez ce soir au cabanon deux jeunes gens de condition bourgeoise, l'un politiquement: de droite, l'autre fortement de gauche. Leurs faux papiers ne seront prêts que dans trois jours. Il s'agit de les faire manger et de les coucher. Je vous connais, vous allez faire pour le mieux. "
D'habitude, mon beau-père m'accompagnait. Ce soir-là, il s'était arrêté avec ma belle-mère pour dire bonsoir à des amis. Sans plus me préoccuper, je prépare en hâte un sac avec des draps et de la nourriture. Me voilà partie. Je pensais, en marchant, que s'il y avait du danger, il ce n’était pas pour moi. Idée stupide. Nous laissions, au cabanon, la petite porte fermée à double tour : il ne fallait pas que l'on s'imagine l'habitation occupée. En y arrivant, j'enlève ma jupe et, en culotte, je grimpe au portail et saute de l'autre côté. Au moment où je ramasse ma jupe, j'entends du bruit dans les feuillages et trois soldats allemands traversent, p. propriété en me disant : " Bonsoir, petite chérie." Assise sur le, sol, tremblante et, le souffle coupé, je leur' rends leur bonsoir au prix d'un effort surhumain. Ils passent leur chemin. A plusieurs reprises, j'ai connu, alors, bien des drôles de situations. Il était assez rare de voir des militaires ainsi livrés à eux-mêmes. Ceux-là devaient prendre l'air. Quant à moi, cet air-là, j'avais du mal à le respirer. J'avais chaud (nous étions en été) puis froid. Enfin, à force de volonté, je me mis debout et partis vers le Cabanon. Les deux nouveaux attendaient derrière la porte que je me manifeste. Ils ouvrent,
Ma frayeur s'atténuait, mais il m'était impossible de cacher mon angoisse. C'est alors que ton père, Danièle, est entré dans une rage folle. Il disait que les Allemands nous extermineraient tous, que la vie que je menais à m'occuper des uns et des autres était insensée, qu'il allait déclarer à la Gestapo qu'il se cachait depuis des mois, qu'il en avait assez de vivre comme une bête traquée, qu'il souhaitait voir avancer l'armée allemande, que nous étions à sa merci...etc.
Ton père, Danièle, perdait la tête.
Il était pâle et semblait se trouver mal. Il haletait comme un poisson hors de l'eau. Un des deux jeunes présents s'assit près de lui:
-- Nous ne nous connaissons pas, Jacques, mais, je vous en prie, montrez que vous êtes un homme. La situation actuelle ne peut pas durer éternellement, nous allons retrouver notre liberté –
Peu à peu, ton père se calmait.
Tous les amis, ainsi que mon mari, qui travaillaient dans l'entreprise allemande avaient fui connaissance d'un soldat de l'occupation, Georges Jaské. Il avait su attirer leur sympathie, et la nôtre par la suite. C'était un beau garçon, très délicat, alors âgé d'un peu moins de quarante ans. 11 disait souvent : "Attention, attention, moi, maintenant, tout comprendre. " Nous nous sommes longtemps méfiés de lui. Puis, il nous a expliqué, un jour, que sa femme et sa fille unique avaient été tuées dans un bombardement, à Berlin, et que maintenant, ses amis, c'était nous. .
Il montait, le dimanche, au cabanon, une miche de pain sous le bras. Il sentait, au début, que nous étions hostiles à la guerre, à l'Allemagne donc, et à lui par conséquent
disait toujours que la guerre était une grosse ..................... (je ne dis pas le mot) et que,
si nous pouvions vivre sans gouvernement, les hommes seraient tous frères.
Georges Jaské apprenait notre langue et avait décidé qu'il serait Français. A la fin des hostilités, il entreprendrait les démarches nécessaires pour rester en France. Avec nous, ajoutait-il.
Le dimanche soir, quand nous apprîmes que les trois corps découverts au Val de Cuech étaient ceux de messieurs Roustan, Morgan et Cabriès, nous partîmes, à bicyclette bien entendu, pour le quartier de la Pologne, chez parrain. Là se cachait Pierre Antonelli, le chef de la Résistance à Salon depuis l'arrestation de Marcel Roustan.
A la Pologne, chez parrain, qui était ton grand-oncle, Danièle, l'atmosphère était pesante. Jules Morgan était son voisin et un ami. En apprenant ces exécutions, nous étions écrasés. A Salon, d'ailleurs, tout le inonde l'était.
Nous n'avions pas voulu, à notre départ du cabanon, laisser ton père seul. Notre ami Georges Gailla, inspecteur de police à Salon, et sa femme ont eu la gentillesse de rester auprès de lui. Ta mère était là. Ils ont dîné avec lui, puis sont tous trois rentrés en ville, Georges Jaské à son cantonnement, un appartement sis en haut de la rue Kennedy, à l'époque rue d'Avignon. Ses commensaux ne le ménageaient pas, puisqu'il faisait le jeu des Français.
L'été de la Libération, quand nous trouvions le temps long, nous allions nous baigner dans le canal qui passait au bas de la Tour de Nesle. Oh non! L’eau n'était pas désinfectée comme dans les piscines actuelles. En quittant le cabanon, nous avions la tristesse de laisser ton père seul. Quelquefois il restait dans la pièce, à l'intérieur. Ta maman se postait sur la terrasse afin de pouvoir avertir si quelqu'un arrivait. Quelle vie !!!
Tout se compliqua avant l'arrivée des Américains. Dés qu’un de leurs avions survolait la ville, la DCA allemande entrait en action. Tout le monde se jetait à plat ventre. Nous n'avions même pas peur. Nous en avions simplement " Ras le bol ! "
Parfois, au cours de la baignade dans le canal, nous sortions vivement de l'eau et courions nous allonger sur l'herbe de la berge, la face enfouie dans nos bras repliés afin de nous protéger le crâne d'un éventuel projectile. Puis, les tirs ayant cessé, nous nous posions mutuellement, en nous relevant, la question : " Es-tu touché '?
Ne vas pas croire que nous étions tout le temps au cabanon. Nous avions à faire en ville. La nuit comme le jour, les sirènes annonçaient le danger. Les aviations américaine et anglaise atteignaient les gares de Miramas, d'Avignon, l'École de l'Air, l'usine Kulmann de Miramas.
Les bombardements ont débuté dans la région le 17 août 1943. Les sirènes ont déchiré l'air jusqu'au 22 août 1944.
Ce matin-là, nous fûmes debout très tôt : nous n'avions pas dormi. Nous savions que c'était la fin. Mais comment cette fin allait-elle se passer ?
Georges et Janine Gallia arrivèrent chez nous de bon matin. Devant mes beaux-parents, devant André et moi-même, notre ami dit : " Je vais au commissariat. Je vous ai amené Janine, car je ne veux pas la laisser à la maison. Elle n'est pas bien. Je vous la confie. Merci de tout."
J'entends alors mon mari demander à Georges quelles étaient les dernières nouvelles. Bah! C’est la fin lui répond-il. Les Allemands-sont en mauvaise posture. Un groupe de Résistants siège déjà à la mairie et l'on ira certainement chercher Raoul Francou dans la journée. Il y a un tank allemand devant l'Hôtel de Ville, le canon pointé vers la ville. Si jamais il tire... Et il prend congé
Nous n'avions plus de gaz depuis un bon moment. Certains n'avaient plus d'eau, les canalisations étant détruites par les bombardements. Comme bien d'autres nous n'avions plus d'électricité. Notre salle à manger dans l'arrière-boutique était dans une semi obscurité, nous avons poussé la table contre une fenêtre prenant jour par un vasistas
Deux amis qui s'étaient cachés tout le temps de l'Occupation nous rendent visite. Je ne suis pas montée au cabanon. Ton père avait dû se débrouiller avec les restes de la veille
Nous étions à table. Soudain une horrible explosion nous secoue. Depuis une semaine, trois wagons bourrés de nitroglycérine stationnaient en gare. Les autorités françaises avaient demandé aux riverains de quitter leur maison.
Aussi voyait-on, depuis huit jours, des gens traverser la ville un barda sur le dos.
Des couples gagnaient la colline en emportant leur matelas.
Il faisait chaud.
Les Allemands partaient eux aussi ils détruisaient, autant pour litire du mal que pour effacer leurs traces.
Au bruit de l'explosion, tous les Salonais qui n'avaient pas quitté la ville couraient comme des lapins en se demandant ce qui allait leur arriver. Nous aussi, nous courons. Vers la Poste, d'abord, que les Allemands occupaient. Puis vers chez nous. C'est alors que retentit une deuxième déflagration. Horrible. Et encore n'avons-nous rien vu, n'avons-nous qu'entendu. Sans chercher à prendre la mesure des dégâts dans la maison- ils sont importants -- nous partons aussitôt, chacun avec son petit sac muni des papiers, d'alcool, de gaze, de coton...en vue d'éventuels pansements. Nous allions en direction de la colline, c'est-à-dire au cabanon.
La foule emplissait la rue de Nice. On aurait dit la Cannebière, un soir de 14 juillet.
Mes beaux-parents avaient justement des amis clans la rue de Nice. Ils habitaient, en famille, une grande maison. A la belle saison ils se tenaient, l'après-midi, dans le jardin. Nous voyant passer, ils nous invitent à les rejoindre. Des amis étaient 1?, des voisins, tout un monde en effervescence.
C'est alors, à je ne sais plus quelle heure, que les cloches de Saint Laurent, puis toutes celles de la ville se sont mises à sonner à toute volée, toutes ensemble et pendant longtemps.
Les gens pleuraient, riaient, s'embrassaient. Nombreux étaient ceux qui s'en retournaient en ville. Je crois que c'est ce qu'ont fait mon mari, mes beaux-parents, mes sœurs._ je ne sais plus.
Pour ma part, je sais très bien qu'avec mon amie Jeanine nous sommes parties au cabanon.
Le portail était ouvert. Par ton père avons-nous aussitôt pensé. Toutes deux nous ne parlions pas. Ce silence était pire que des larmes. Nous ne réalisions pas encore.
Ton père était assis, devant la maison, sur la banquette de pierre. Il sanglotait. Lorsque je l'ai appelé, il m'a regardé, ahuri, et, nous prenant dans ses bras :" On les a, eus, a-t-il dit, nous avons fini de souffrir. Merci de tout. Sans toi, ils m'auraient passé par les armes."
Il a ajouté : "Je ferme le cabanon et descends en ville avec vous.
Es-tu certaine que le soleil ne brille pas plus que les autres années à pareille époque ?"
Même si j'ai l'impression d'avoir terminé mon récit, i1 me faut te dire ce qu'il est advenu de notre ami Georg Jaske. Monsieur René Pansier a fait des recherches à son sujet après l'Occupation.
Lorsque nous avons su que les trois corps trouvés au Val de Cuech étaient ceux de messieurs Roustan, Morgan et Cabrier, nous sommes revenus en ville. Mon beau-père, qui savait que mon parrain cachait Monsieur Antonnelli, a voulu aller passer la nuit au quartier de la Pologne.
L'atmosphère était lourde. Nous avions peur. La date exacte ? je ne sais pas. C'était un dimanche soir de la mi-juin.
Notre ami Georg est donc rentré à son cantonnement. Il a vécu là, tant bien que mal, en compagnie des officiers, durant deux mois.
Les Salonais qui travaillaient à l'entreprise le rencontraient tous les jours. Il ne nous était possible, nous les femmes, de le voir que le dimanche. Notre ami avait une vie difficile au milieu des siens, "il faisait le jeu des Français". !!! Un comble : un "collabo" à l'envers!!!
Encore heureux que personne ne l'ait dénoncé.
Lorsqu'il avait en main des papiers concernant des gens menacés d'arrestation, il venait nous en informer, et, mes beaux-parents connaissant beaucoup de inonde, nous allions aussitôt avertir. Nous risquions gros.
D'autant que les choses allaient de plus en plus mal.
Le mardi 15 août nous nous retrouvâmes tous au cabanon.
Les Allemands étaient aux abois. Nous, nous attendions la Libération.
Un peu avant midi, notre ami nous a rejoint avec sa miche sous le bras. Il portait, en outre, dissimulé dans un cartable, un revolver (un gros calibre aux dires de ceux qui s'y connaissaient). Il était muni de faux papiers d'identité attestant qu'il était né à Strasbourg et y demeurait.
George nous dit alors que la guerre était finie, le peuple allemand vaincu, cela sans manifester de soulagement ni de peine. L'Allemagne était sa patrie, disait-il, mais l'issue était normale. Il nous expliqua, du mieux qu'il pouvait, que les Américains arrivaient et que les soldats allemands avaient reçu l'ordre de réagir vigoureusement. Puis, il demanda de passer à table au plus tôt, afin de partir après le repas pour aller repérer dans les collines un coin où les hommes se cacheraient. Les femmes deux par deux monteraient le ravitaillement chaque jour. Il insistait pour dire que l'aventure était dangereuse. Il fallait faire très attention.
En ce temps-là tout le monde devait se méfier de tout le monde.
Nous partions donc, à deux, au début de l'après-midi. Le Val de Cuech n'était pas alors habité comme il l'est devenu. Avions-nous peur ? Nous redoublions de prudence; Des hauteurs, nous avions vue sur la route. On sentait les hommes soucieux; Il y avait, en contre-bas, un va-et-vient de véhicules de police aussi bien allemande que française qui paraissait inquiétant. Les autorités étaient sur les dents. Pourquoi ? Quelque chose d'anormal se passait. Nous préférâmes retourner.
En arrivant au cabanon, nous apprîmes que notre ami Georges Gaina, était descendu en ville, pour se rendre, sans doute, au commissariat, 11 n'avait donné à tes parents qui étaient restés là aucune explication. Ton père, je m'en souviens, ne passait pas le portail.
A son retour, notre ami, inspecteur de police, sans nous donner de raisons, nous conseille de redescendre en ville. Il finit, pressé par nos questions insistantes, par nous apprendre que les Allemands faisaient sauter méticuleusement tous les ponts. Nous allions être bloqués. Le mieux était de s'enfermer à la maison.
C'est ce que nous fîmes. Notre ami Georg Jaske regagna son cantonnement.
Nous ne savions pas devoir, alors, lui dire adieu.
Son groupe avait reçu l'ordre de remonter vers l'Allemagne. Il ne l'apprit que
le lendemain au moment du départ.
Les Allemands sont partis à 5 heures.
Georg a dû penser pouvoir s'échapper durant le repli.
En arrivant dans les environs de Lyon, ses camarades l'ont fait passer devant leur char et l'ont abattu.
Je leur en veux toujours.
par Joséphine dit FIFI PASSELAIGUE